"Je... Toi, mon frère... ici..."
Nael'Mion, essoufflé par sa longue course à travers la jungle, venait de tomber sur Kil'Aethos, Ranger arrivé sur Haran depuis une trentaine d'années et plus ou moins intégré dans la société exodite. Accroupi et aux aguets, l'Eldar était parfaitement silencieux, tous ses sens en alerte.
"Silence, je traque l'haraïa.", lui répondit-il en un murmure. Il observa encore un instant l'arbre sur lequel son regard était fixé, et où passa un imperceptible éclat vert.
"…Il est parti, maintenant, dit-il en soupirant. Tu l'as effrayé. Que veux-tu ?
- Je... je suis désolé... pour l'haraïa... Mais un danger nous guette...
- Tu auras croisé un animal sauvage, rien de plus. La jungle est pleine de dangers, mais pourquoi veux-tu qu'aujourd'hui plus qu'hier elle nous menace ? Et à cause de ton raffut, j'ai raté l'haraïa", répondit Kil'Aethos visiblement contrit.
L'haraïa était un reptile particulièrement rare et furtif, toujours aux aguets, et parfaitement dissimulé par ses écailles d'un vert sombre. Ramener vivant un haraïa était l'acte le plus émérite que pouvait accomplir un chasseur, symbole de sa patience, de sa ruse et de ses facultés d'observation. Kil'Aethos savait pertinemment que s'il n'avait jamais été complètement accepté par les exodites, c'est parce qu'il n'avait encore jamais réussi à venir à bout de cette épreuve.
"- Je suis vraiment désolé, Kil'Aethos, mais une créature a essayé de me dévorer. Une créature douée de parole, du moins capable de s'exprimer de façon plus ou moins rudimentaire. Sans doute est-ce la chose qui rôde la nuit à la recherche de proies, et qui a causé tant de troubles ces derniers temps.
- Quoi ? Que dis-tu là ? Es-tu sûr de tes affirmations ? Tu sais pourtant que tous les Kroots de cette planète ont été éradiqués depuis cinquante ans ! Il est impossible que …
- Je le sais bien, les anciens l'ont assez raconté. Mais cette chose ne ressemblait pas aux descriptions qu'on nous a données de ces créatures. Elle était colossale, sa peau était vert clair et je crois qu'il se dénommait lui-même "ork", du moins l'ai-je compris. Kil'Aethos, que t'arrive-t'il ? Pourquoi me regardes-u ainsi ?
- Je... Non, c'est impossible... Peux-tu le confirmer ? Le... le Conseil ne te croira jamais si tu n'as pas de preuves... Dieux, des Orks, ici...
- Je ne saurais le prouver, mais c'est bien ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu, et je suis prêt à l'affirmer devant tous.
- Ne perdons pas de temps en palabres, il faut immédiatement avertir la communauté ! L'invasion a commencé..."
* * * * *
"- Tien boss, v'la skeuh moa chassé pour toa."
Un Ork, l'échine courbée, et portant sur son dos la carcasse d'un animal proche du sanglier, s'agenouilla humblement devant le boss en déposant son offrande.
"- Sé tou ? Plus eud'viand ! T'enten, fégnas ? M'fo plus eud'viand ! Epi on di pa "skeuh moa chassé" mé "skjé chassé". Kisé ki ta apri à kosé com sa ?"
Il flanqua une baffe magistrale à l'autre Ork. Faire des remarques de grammaire était certes peu commun chez un Ork, mais apparemment, un certain changement commençait à affecter son intellect.
" Tiro flan ! Kisé l'plu for ? Sé moa alor m'fo plus eud'viand ! Sé l'plu for ki fé la loa ! Gar à la kultur !"
Il brandit l'épée en signe de menace.
"Hé vou zot ! "
Le boss se tut un instant pour réfléchir avant de se lancer dans son discours. Réfléchir. Voilà qui n’était bien peu commode pour un Ork, plus habitué à foncer dans le tas en hurlant qu'à gagner les faveurs d'une foule par l'art alambiqué de la rhétorique. Pourtant, depuis sa rencontre avec le "po blan " et la "kultur", certaines fonctions de son cerveau s’étaient activées. La communication avec un être supérieur s’était révélée le meilleur stimulant pour ses neurones engourdis, et le boss commençait à se sentir plus fort, car plus intelligent. Le pouvoir que lui avait conféré l’épée sur les boyz avait aussi beaucoup fait pour lui. L’autorité, donc les responsabilités, avaient dégagé un potentiel difficilement imaginable chez un Ork sauvaj’. Son langage s’améliorait, et lui-même se rendait compte de l’emprise qu’il pouvait avoir sur ses congénères par sa simple parole, et sans même avoir à se servir de sa force. Ce qu’il lui fallait, désormais, c’était un nom, un nom capable de faire trembler de peur ses ennemis.
"- Keskia, boss ?
Les Orks, occupés pour la plupart à arracher des lambeaux de chair à la carcasse pourissante d'un reptile - tout juste extirpé des marais où il se décomposait sans embêter qui que ce soit - se réunirent autour du "trône" du boss, composé d'objets hétéroclites difficilement maintenus en place par un assemblage de lianes.
- Zvou kose o non eud’la kultur, ka tou chamboulé !
L’Ork était très fier de sa phrase. Elle lui semblait constituer une excellente entrée en la matière.
- Zvou kose o non eud’la kultur, ka fé ksé moa l’plu for eud’vouzot ! Sé moa l’boss eud’la kultur, é mint’nan v’zalé m’apelé...
Une idée. Il lui fallait une idée.
... Khurtz le Gran ! Oué, sé sa, Khurtz le Gran !
- E pourkoi ktu ve kon t’appel com sa, boss ?
Pas facile de trouver une explication pour ses congénères sous-évolués. La raison du plus fort lui sembla la meilleure.
- Pask’sé moa l’boss, é k’vou dvé fer tou eu’ske zvou kose ! Chui le boss Khurtz le Gran, é zvé pa me léssé fer par dé sal nabo !!! Lé po blan i von voar kiksé Khurtz le Gran, le boss eud’la kultur ! WAAAAGGGHH !!!! Préparé plus eud’spore, sa va fer mal !!! "
Son ordre fut aussitôt exécuté par la centaine de boyz.
" Pour sur, i von r’grété d’mavoar filé la kultur, sé po blan… "* * * * *
" - Que se passe-t’il ? Pourquoi courrez-vous ainsi ? "
Jaïlen, l’Eldar chargé de veiller à la garde des portes de l’enceinte de la communauté, s’apprêtait à être relevé quand il vit foncer vers lui deux de ses frères. Voilà qui était inhabituel. On ne pouvait même plus somnoler tranquillement... Les temps étaient durs, ça oui. Jaïlen n'était pas le meilleur élément de la garde de Khal'Anar : fainéant, fourbe, avec un certain penchant pour la mythomanie, il n'avait jamais réussi à dépasser le grade de gardien des portes, ce qui n'avait jamais été un poste à rsponsabilités, toute la communauté étant surélevée et donc hors de tout danger venu du sol.
" Mais… C’est bien toi, Kil’Aethos, qui chassais l’haraïa… Tu as abandonné ? Qu’arrive-t’il ? Et c’est le jeune Nael’Mion qui revient de son séjour initiatique ! Ca alors ? Si je m'y attendais !
- Dépêche-toi de nous ouvrir, Jaïlen, nous avons des informations urgentes à communiquer au seigneur de la communauté, lui répondit précipitamment le Ranger.
- Et c’est cet étranger qui se permet de me donner des ordres ? répondit-il avec mépris.
Il n’avait jamais apprécié cet incapable venu d’on ne sait où.
- Nous n’avons pas de temps à perdre, laisse-nous entrer ! Une invasion est en marche ! "
Intimidé, Jaïlen ouvrit les portes de moelle spectrale. Nael’Mion et Kil’Aethos les franchirent en trombe.
" Je me demande ce qui peut bien arriver. L’heure doit être grave… Heureusement que la relève arrive. "- Linthon, mon ami, je n’aimerais pas être à ta place. Tu devras redoubler de vigilance.
- Pourquoi ?, lui demanda le garde qui venait d’arriver.
- Tu ignores donc qu’une invasion est en marche ? Tu en es encore à tenter de monter le Mégadon quand les chevaliers sont partis !
- Enfin, je ne comprends pas…, fit Linthon, décontenancé.
- Je ne peux pas t’en dire plus, car le seigneur tient à garder ces informations secrètes, lui murmura-'il à l'oreille, comme s'il s'agissait d'un mystère hautement confidentiel.
- Tu te moques de moi, Jaïlen. Depuis quand le seigneur t’informe-t’il personnellement des secrets de la communauté ? Laisse-moi rire, le railla l’Eldar ayant percé la supercherie. Tu t’es trahi en allant trop loin dans tes mensonges, comme à chaque fois. Je te préviens, la prochaine fois, cela fera l'objet d'un rapport auprès du maître de la garde en pesonne.
- Tu peux te moquer, Linthon, mais tu riras moins quand il sera trop tard", répondit Jaïlen d’un ton boudeur.
L’initié et le Ranger parcoururent en quelques minutes les allées bordées de hautes structures de moelle spectrale au sommet desquelles étaient perchées les habitations des exodites. Conçues sur le modèle des nids de certains oiseaux, elles offraient le double avantage de protéger de l’humidité ambiante qui régnait au sol et d’empêcher presque toute attaque de prédateurs de la jungle. Le palais du seigneur, lui, était composé d’un double bâtiment : une section administrative, construite peu en hauteur, et la résidence privée, une haute tour ornée de pinacles, bâtie sur le toit du bâtiment inférieur.
Les deux Eldars gravirent quatre à quatre les marches de l’escalier en colimaçon qui menait aux portes du palais. Après avoir franchi les hautes portes ornées de gemmes, ils pénétrèrent dans un vaste hall. Des colonnes fines et élancées portaient la voûte surchargée des bannières des régiments de Khal'Anar, et qui masquaient les ouvertures situées en hauteur, bien qu'une faible lumière perçât à travers l'enchevêtrement des tissus plusieurs fois millénaires et tâchés du sang des ennemis des Eldars. Les hauts murs étaient décorés de fresques, souvenirs de la mythologie eldar et de la Chute, et qui retraçaient le périple des ancêtres des exodites vers l’Est galactique, ainsi que la longue guerre qui les avait opposés aux Kroots. Nael'Mion demeura l'espace d'un instant en hébétude devant l'art de son peuple : si les temps n'avaient pas été aussi graves, il aurait pu rester des journées à contempler ces oeuvres, brûlant rappel de l'histoire douloureuse des siens. Chaque panneau du mur représentait un évènement majeur du passé des exodites, et seul l'un d'entre eux était entièrement noir : symbole du jour où, à l'autre extrémité de la galaxie, l'Empire Eldar s'effondrait sur lui-même, tandis que résonnait le cri de Slaanesh qui avait fait frémire les coeurs des habitants d'Haran, à plusieurs milliers d'années lumière de distance de l'épicentre de la Chute.
Mais l'heure n'était plus aux considérations artistiques ou aux souvenirs lointains, et Nael'Mion se recentra sur son objectif. Le palais était occupé par une foule nombreuse et agitée ; en temps de paix, le palais faisait plus office de place publique que de siège du conseil de guerre. Au bout du hall, siégeant magistralement sur un trône finement ciselé, le seigneur de la communauté rendait la justice. Sous un long manteau brodé d'argent et largement ouvert, Haelor Meïan portait avec fierté l'imposante cuirasse des Seigneurs Dragons, entièrement faite de moelle spectrale et gravée de mille entrelacs, enchassée de centaines de gemmes bleues, qui luisaient faiblement sous la pâle lueur de la salle.
" Nous demandons audience, seigneur ; nous sommes porteurs de graves nouvelles, qui ne sauraient attendre, et dont vous devez avoir connaissance au plus vite. "
Un instant, tous cessèrent de porter attention à leurs propres affaires pour découvrir qui avait ainsi osé interpeller le seigneur de Khal'Anar, et tous les visages se tournèrent vers le Ranger.
" Que se passe-t’il ? Qu’est-ce qui lui prend ? Il se croit tout permis, cet étranger ", furent les phrases qui revinrent le plus grand nombre de fois, déclinées sous différentes vraiantes, dans le brouhaha général qui s’ensuivit.
" - Silence. "
Le seigneur de la communauté avait parlé, d’une voix grave et qui ne souffrait pas le moindre écart aux ordres qu’elle énonçait.
" Parle, Kil’Aethos.
- Seigneur, ce n’est pas moi qui doit prendre la parole, mais le jeune Nael’Mion, qui revient tout juste de sa retraite initiatique dans la jungle et qui a vu venir un grand danger pour nous tous, répondit-il en tendant la main vers l'adolescent qui se tenait derrière lui.
- Je… "
Nael’Mion était particulièrement intimidé par les regards braqués sur lui, et plus spécialement par celui du seigneur exodite. Il n’était même pas encore chevalier, et on lui demandait déjà de prendre la parole devant tous. Mais l’écouteraient-ils seulement ?
" - Seigneur Meïan.. Je… euh… alors que je revenais de ma préparation dans la jungle, j’ai été attaqué par… une… créature agressive et, semblait-il, douée du don de la parole. "
Nael’Mion se tut, attendant la réaction de l’assemblée. Pas un bruit ne se fit entendre.
" – Continue, ordonna Haelor.
- Cette créature avait la peau verte, et je crains qu’il ne s’agisse d’un Ork, seigneur.
- Es-tu sûr de ce que tu avances ?
- Certain, seigneur. Le colosse mesurait près de deux mètres quarante de haut, sa peau était d’un vert vif, et son langage était pour le moins primitif. Il parla d’"Ork", de "po blan", et manifesta, euh… le désir de me dévorer. Je ne m’échappai qu’après avoir coincé mon épée au travers de sa gorge.
Son interlocuteur prit le temps d'un instant de réflexion, puis répondit enfin.
- Je crois à ton récit, jeune initié. Mais avant qu'une guerre ne se déclare, nous devons à tout prix préparer nos défenses et former nos soldats à la menace qui se présente. Qui sait depuis combien de temps les Orks sauvaj’ sont arrivés sur cette planète ? Ils peuvent être cent comme cent mille, et ils ne sont pas comme les Kroots. La guerre, oui, la guerre et la destruction sont leurs seules raisons d’existence. Kil’Aethos, nous aurons besoin de renforts si la situation dégénère. Retourne sur ton vaisseau-monde, et reviens avec des troupes si tu le peux.
- Si telle est votre volonté, Seigneur. "
Kil’Aethos s’inclina respectueusement et sortit du hall sous les regards intrigués de la foule.
" - Seigneur, qu’en est-il du rituel de sang que je dois passer ?, osa enfin dire Nael'Mion.
- Tu le passeras aujourd’hui, et si tu sors victorieux de ton affrontement avec le dragon, alors tu rejoindras les forces de défense de Khal'Anar. "