Un cœur de pierre.
Jour 1
Je suis Inquisiteur de l’Ordo Herecticus. Il y a peu j’ai mis la main sur un ouvrage des plus étrange. Le livre est protégé par une gangue de poussière, mais sur la couverture de cuir s’étale en lettres d’ors « Légende ». Je ne doute pas un instant des noirs secrets qu’il renferme… mais poussé par une curiosité malsaine, je l’ai lu.
Il faisait nuit, la pluie battante avait transformé les sentiers de terre arides en chemins boueux où il était difficile de poser le pied sans qu’il ne s’engluât jusqu’à la cheville et ne se décolle avec un affreux bruit de succion. La course en était d’autant plus malaisée. Des forges infernales cognaient dans sa poitrine, répandant dans ses veines l’acier en fusion de la fatigue, martelant avec acharnement ses tempes, lui hurlant aux oreilles que même la plus infime perte de vitesse lui coûterait assurément la vie.
Le grondement du déluge et sa respiration bruyante occultaient tout le reste et l’empêchait de réfléchir convenablement. La peur et une angoisse sourde étendaient leur emprise glacée en son cœur, s’insinuant dans les méandres de son âme et semant le doute dans les tréfonds de son esprit. Derrière lui, un aboiement résonna dans le lointain. L’homme accéléra, un vent presque surnaturel lui fouettait le visage et le transperçait jusqu’à l’os. Ce vent mauvais le retenait et jouait contre lui, hululant des menaces dans les arbres, agitant les buissons, lui faisant croire à mille dangers. Un rire sardonique se dispersa dans l’air, le poursuivant sans relâche, un rire de dément plus terrifiant que les perpétuels aboiements qui lui vrillaient les tympans.
Un rocher, énorme, gigantesque, une masse presque rassurante, apparut à lui dans une vison onirique. Mais pour lui ça signifiait qu’il approchait, qu’il serait bientôt là-bas. Les jappements se rapprochèrent encore, il n’était que le gibier d’une immense chasse à courre, cruelle et inhumaine. La proie terrifiée, transie, tremblante de rage et d’effroi, d’un chasseur sans pitié. L’homme jeta ses dernières forces dans la bataille et força l’allure. Ne pouvait-il pas aller plus vite, était-ce là toute la célérité dont il était capable de faire preuve ? À quelle vitesse avait-il pourchassé ses propres victimes ? Combien en avait-il sacrifié pour Lui ? Brusquement il se revit, auréolé de gloire, vénéré par les siens, récompensé par Lui.
Faux rêves, sombres errances, il avait renoncé à toute cette sauvagerie… pour elle, pour elle il aurait défié son dieu, et l’avait fait. Il y avait huit jours et encore aujourd’hui, il maudissait ce nom honni, crachait sur les serments, vomissait des bordées d’insultes sur ses exactions. Il avait, pour elle, renié ce qui dans sa chaire demeurait gravé, marqué comme une bête au fer rouge. Maintenant il allait en payer le prix, celui du parjure et du déshonneur.
Mais il ne regrettait plus rien, elle lui avait apporté la paix, la renaissance, pour lui, l’impardonnable fut pardonné et le haït devint aimé. Il frissonnait toujours à chacune de leur rencontres. Devant lui le visage de sa tendre et douce flottait paisiblement, pour le guider. Ses yeux d’un bleu profond, celui de l’océan, calme et voluptueux l’encourageaient en silence, l’invitant à faire fi de toutes ses peurs, de ses doutes.
Dans un cri de fauve il allongea sa foulée, au mépris de son cœur qui menaçait d’éclater dans sa poitrine, peu lui importait, il avait gagné. Au bout du chemin, recroquevillé sur la berge où se déchaînait la fureur des flots impétueux, une frêle silhouette encapuchonnée attendait, le dos voûté par un fardeau et une peine indicible. Elle releva la tête et des ténèbres y dévoila un visage à faire pâlir les anges. À ses côtés, la beauté ou l’amour n’étaient que des mots vides de sens. L’homme ne ralentit pas et se jeta dans les bras ouverts et sans plus retenir son désarroi, il se laissa aller dans le creux de son épaule. Un réconfort à nul autre pareil, il était si bien, les épreuves des jours passés gisaient effacées et sombraient dans le passé oublié. Il soupira, il la sentait pleurer. À contrecœur il s’arracha de son étreinte, la pluie et le froid se saisirent de lui, la terreur revint au galop.
Sur le chemin il avançait lentement et sûr de lui, humant l’air, salivant du festin qui s’annonçait. Il grognait, hurlait et vociférait, la créature était si proche. Le jugement n’était plus, disparu, juste pour laisser place au châtiment et à son bourreau le plus zélé. Ce vent malin chuchota la plus horrible des choses prononçant ce qui devait être tu, Karanak… Rien ni personne ne pouvait le mettre en défaut et touts guerriers qui avaient déshonoré le dieu du sang devaient craindre son courroux.
- Ce n’est pas elle que tu veux, laisse-la !
La tempête emporta son cri, le démon continua d’avancer et d’un souverain mépris, ignora la bravade. L’homme empoigna une arme, un pistolet bolter récupéré il y avait si longtemps. Il tremblait, il ne craignait aucunement la mort, pas plus que la douleur ou simplement le fait de mourir. En réalité il redoutait qu’on fasse du mal à celle qu’il aimait plus que tout. Il sentait sa présence, réfugiée et accrochée à son bras, bravant les dangers avec lui. Cela lui redonna du courage, il pressa la détente, le projectile alla éclater sur la peau caparaçonnée du démon, qui ne daigna même pas réagir. Il tournait autour du couple qui de par sa proximité ne faisait plus qu’un. L’homme le suivait et continuait de braquer son arme, il n’osait pas tirer à nouveau, il craignait de déclencher l’ire de la créature.
La fille pressa le bras de son amant et le guida doucement en arrière, Karanak les suivit, gardant la même distance que d’un unique bond il franchirait aisément. Après quelques pas, les deux humains se retrouvèrent dos au pont qui enjambait le torrent bouillonnant. Le talon de la fille frôla la première planche, le cerbère laissa échapper une terrible et hypnotique plainte, lugubre et d’une poignante tristesse. Le couple se figea, le démon les approcha si près qu’une odeur de sang devint perceptible et monta au-delà du supportable. Karanak s’agita et fixa l’homme de façon déroutante, comme s’il voyait un mystère de lui seul décelable et renifla longuement l’air. Puis, le plus naturellement du monde, il s’assit et dévisagea le couple qui pensait vivre ses derniers instants. Ils reculèrent, le démon ne bougea pas d’un iota.
L’homme sentit comme un poids prendre lourdement son envole, tel un charognard qui le guettait depuis la nuit des temps. Il serra sa raison de vivre un peu plus fort, espérant lui communiquer l’amour débordant qu’il lui portait. Elle se rapprocha de lui, si cela était possible. Ils atteignaient presque le milieu du pont et Karanak les regardait toujours, imperturbable sous la pluie qui aurait noyé un poisson. La jeune femme s’autorisa un faible espoir et respira plus profondément, ils avaient franchi la moitié du pont. Il tanguait dans les flots tumultueux, un craquement sonore retenti et une poutre céda. Aspiré par le bas la fille disparue, engloutie par les rapides et les remous écumants. Sans plus réfléchir et à peine sa bien aimé avait glissé entre ses doigts qu’il se jeta à l’eau.
Une force surprenante le retint, accompagné dans un feulement lourd de menaces. Silencieux comme une ombre et plus léger qu’une plume, Karanak avait sauté sur le pont et retenait l‘homme de ses mâchoires, il le tira brutalement sur la terre ferme. Oscillant entre la folie et les abîmes de l’affliction il tenta de rejoindre le torrent et se tordait le cou en espérant apercevoir ce visage autrefois rayonnant, astre solaire de sa vie. Mais l‘impitoyable démon l’en empêchait, laissant échapper se qui ressemblait à s’y méprendre à un rire narquois.
Ce manège dura des heures, jusqu’au matin, épuisé et plus malheureux que les pierres, l’homme se laissa choir au sol et pleura sous l’œil hilare de Karanak. Il se passa des heures pendant lesquelles il n’avait même plus la force de bouger, respirer était un supplice. Chaque respiration avait le goût immonde de cendres froides et l’amertume d’un monde désormais sans attrait. Dans un état second, il porta son regard sur le monstre et le pria de le tuer sans plus tarder, mais l’intéressé l’ignora avec dédain. Dans un ultime recours il lui jeta des poigné de boue, espérant provoquer le démon. Hélas se dernier s’étira et bailla, il s’approcha de sa proie qui parut soulagée. Karanak colla une des ses gueules contre le visage humain et un souffle répugnant lui envahit les narines et se propagea à tout son corps. Interdit, il regarda ses mains qui prenaient une teinte pierreuse. Il ne pouvait plus faire le moindre mouvement mais vivait toujours et à jamais.
Le soleil était radieux, il ferait beau aujourd’hui, sur le chemin du pont, un démon trottinait presque gaiement avant de s’évaporer.
Jour 4
Il me fallut un moment pour retrouver ce que les autochtones appellent avec humour la « statue qui pleure ». On m’y a mené, elle est devant un torrent, sec maintenant. Ça ne ressemble pas à une sculpture. On dirait un homme pétrifié et prostré dans la terre, son visage est si triste. Je ne crois pas à un culte hérétique mais bien à un châtiment…
Jour 6
Je ne pouvais plus détacher mon regard de la statue, il me fait de la peine je crois. Je dois faire quelque chose. Je sais que j’ai aimé une fois, autrefois... peut être que je laisse mes sentiments obscurcir ma raison. Je suis perdu, je me sens abandonné...
Jour 7
Ma décision est prise, d’après les informations que j’ai réunie et les archives qui restent dans le village. L’hérétique endure son « tourment (si j’en crois la légende) » depuis plus de trois milles ans. Je sais qu’un être de son espèce mérite la damnation éternelle. Mais n’a-t-il pas payé sa dette ? J’ai choisi de m’en remettre au jugement de l’Empereur-Dieu.
Jour 9
Même ma rosette inquisitoriale ne fut pas assez convaincante pour m’apporter de l’aide dans la mission que je me suis fixé, j‘ai donc agis seul. J’ai détruit la statue, mais… Au premier coup de masse, une fissure est apparue et une sorte de brume s’en est échappée, la statue c’est désagrégée, il n’en reste rien, sorcellerie…
Jours 10
Je ne parviens quasiment plus à consigner les faits dans mon journal, une force maléfique m’empêche de quitter les lieux. Mon corps se durcit, semblable à du granit… puisse l’Empereur avoir pitié de moi…