?
Arduilanar arpentait les sentiers forestiers de ce bois depuis l'aube, et n'avait pour l'instant pas trouvé une seule plante qui lui convînt. Les forêts sombres et malodorantes du Vieux Monde semblaient n'être propices qu'à la croissance des ronces et des champignons vénéneux. Comme il regrettait les arbres millénaires de Caledor au feuillage étincelant, les prairies couvertes de fleurs chatoyantes, les conifères altiers de Chrace dont l'odeur de résine embaumait l'atmosphère d'Ulthuan ! Les fleurs étoilées de milëon, idéales pour la cicatrisation, les clochettes de nimbellë, formidable antipoison, rien de tout cela ne s'épanouissait hors des sous-bois d'Ulthuan ou d'Athel Loren.
Arduilanar soupira. Son stock d'herbes médicinales décroissait de jour en jour, et il était dans l'impossibilité de le renouveler.
Soudain, son ouïe fine perçut un bruit insolite. Un bruit de pas. Pas le pas feutré d'un renard, la course d'un lièvre, mais un bruit de bottes. Il se concentra sur ce son. Avec plus d'attention, il décela un second bruit de bottes. Les pas se rapprochaient. Il voulut en avoir le cœur net.
Arduilanar s'approcha de l'orée du bois et s'accroupit derrière une fougère touffue. Au loin, il aperçut une première silhouette, affublée d'un chapeau ridicule et d’un long manteau de cuir défraîchi. Puis, courant derrière, un second personnage, portant le même type d'accoutrement, bien qu'apparemment en meilleur état. Leur rencontre semblait inévitable.
Aïe… Un Inquisiteur. Pas le plus amical qu’il ait rencontré. Et une voix impitoyable, avec ça.
- Backe Leiden ?
Il se souhaita bonne chance et afficha l’expression la plus neutre et innocente dont il était capable.
- Enchanté.
- Vous reconnaissez être Backe Leiden ?
- Pourquoi pas ?
Les traits paraissaient sculptés dans le marbre, figés à jamais dans l’accusation en une expression intraitable. Le regard pénétrant, perspicace, les lèvres faites pour prononcer les sentences, le corps fait pour les exécuter. Il devait certainement être né Inquisiteur. Et ça n’avait pas l’air de lui plaire plus que ça.
- Parfait. Alors, au nom des pouvoirs qui me sont conférés par le Très Saint Ordre Impérial de l’Inquisition, je vous arrête pour exercice illicite de la fonction de Répurgateur. Vous avez le droit de garder le silence. J’ai dès l’instant présent droit de vie ou de mort sur votre personne. Aussi, je vous ordonne de me suivre, sans tentatives absurdes.
- Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie…
- Je ne me suis peut-être pas bien fait comprendre.
- Vous devez faire erreur. Est-ce que j'ai vraiment une tête à être Répurgateur sans papier ? Je suis parfaitement en règle. Et je n’ai rien fait. Par contre, vous…
- Silence ! Je vous ordonne de me suivre, immédiatement !
C’était à peine si ses sourcils avaient frémis. Il empoigna brutalement le bras de l’intéressé.
- Mais lâchez-moi, abruti ! Vous croyez vraiment qu'un bout de papier vous donne la foi ? Et qu’est ce qui me dit que vous l’avez, ce bout de papier ?
Une fissure d’exaspération finit par craqueler le marbre de son visage, et l’Inquisiteur tira un pistolet. Il le plaqua contre la tempe du sans-papiers si fort qu’un hématome se forma.
- Me suis-je bien fait comprendre ?
- Je ne veux pas mourir…
- Suivez-moi, et vous vivrez.
- Mais je ne veux pas non plus vous suivre.
Alors le marbre se brisa enfin. Backe, un peu lassé du cruel manque de saveur de la scène qui allait suivre, avait lancé son poing de toutes ses forces contre le menton de l’Inquisiteur en un coup ascendant. Les dents s’effritèrent, mordant au passage la langue coincée entre deux canines et, crispé par la douleur, le doigt se referma sur la gâchette. La balle arracha sa peau et brûla des mèches, mais finit sa course parmi les feuilles. Un instant étourdi par la détonation, il vacilla, manqua de s’étaler au sol, et prit la fuite dans la direction que le sa chute avortée lui avait choisi.
Cette voix... Arduilanar y décelait une innocence troublante. Une certaine folie aussi. Mais pour lui, l'innocence primait. Il n'allait pas laisser un innocent subir le même sort que lui. Pas sous ses yeux. Mais il hésitait à se lever et à aller se battre ouvertement. Peut-être n'en valait-ce pas la peine. Et puis, ce n'étaient pas ses affaires.
Il fut tiré de ses réflexions par le cri de douleur de l’Inquisiteur assommé, ce qui le sortit de son dilemme. Par un pur hasard ou par la volonté des dieux, le jeune homme courait droit dans sa direction. Quand il passa à sa hauteur, il l'attrapa à la cheville et le tira dans le buisson.
"-Et ! Mais qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites ? Voulez-vous me lâcher ?
-Taisez-vous ! Je vous sauve la vie."
L'officiel avait du mal à se remettre de son coup. Le temps qu'il reprenne ses esprits, ce méprisable clandestin serait sans doute trop loin pour qu'il le rattrape. Tant pis pour lui. Il serait obligé d'user de la force de persuasion d'une balle de mousquet dans le dos. Mais quand il rouvrit les yeux, il avait tout bonnement disparu.
"Par Sigmar ? Quel est ce maléfice ? Ou il a fui dans la forêt, ou je suis tombé sur un hérétique des plus dangereux !"
Il s'élança entre les arbres pour ne jamais revenir. L'administration ne le retrouva que des années plus tard, ses ossements jonchant le sol de la caverne d'un troll des plus féroces. Comment il en vint à se jeter dans sa gueule, nul ne pourrait le dire, mais gageons que son manque de lucidité y fut pour beaucoup.
" -Je crois qu'il est parti. C'est bon, vous pouvez sortir.
- Pardonnez mon ignorance, mais... Sans indiscrétion, vous... vous êtes quoi ? Un genre d'animal ? Un genre de... de ?
- Un genre d'elfe, sans doute ? Et vous, qu'êtes-vous ? A première vue, j'aurais penché pour une sorte de singe primitif, mais apparemment vous ne valez pas tant...
- Un elfe ? Jamais entendu parler. C'est sans doute là l'origine de ces disgracieuses oreilles. Vous avez raison, je ne suis pas un singe. Enfin, je ne le crois pas, et vous avez l'air d'être d'accord. Mais... pourquoi toujours être tout de suite dans le jugement ? Et il ne me semble pas vous avoir remercié.
- Je ne sais pas si vos remerciements peuvent m'importer d'aucune manière. Mais s'il n'y a que ça pour vous faire plaisir, alors faites-donc.
- Je perçois une pointe d'ironie... Ma question était tout à fait innocente et n'avait de but provocateur que celui qu'il semble que vous lui ayez donnée. Je m'appelle Backe. Et j'ai très soif. Je peux vous appeler l'elfe ?
- Non. Et puis quoi encore ? Appelez-moi maître. Ou seigneur....Allez, je plaisante. Appelez-moi Arduilanar.
- De l'humour elfe ? Si c'est le cas, vous m'excuserez, mais je n'ai pas compris. Je crève de faim. Vous en voulez un peu ? Je me sens généreux, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Non, ne vous évanouissez pas, c'est tout naturel.... Vous n'êtes pas obligé de faire cette tête là, vous savez. C'est de la nourriture, ça se mange.
- J'ignorais que cette chose que vous appelez nourriture se mangeait. Cela me touche beaucoup, mais je n'ai pas vraiment faim, mon dernier repas remonte à moins d'une semaine.
- Vache ! Une semaine ! Ah, j'comprend mieux. Si je souffle, vous volez ?
- Non. Je ne vole que monté sur un dragon.
- Allons, ne vous inquiétez pas, je plaisantais. Je ne soufflerai pas, promis.
- Croyez que j'apprécie votre magnanime grandeur.
- Croyez que j'apprécie votre chevaleresque condescendance.
- Et qu'est-ce qui peut amener un humain du nom de Backe à être ainsi traqué, à l'instar d'un animal sauvage ?
- Toutes sortes de choses. Vous savez, l'Empire est un endroit merveilleux. S'il n'y avait ces officiels maléfiques qui veulent ma peau. Parce qu'un avis objectif est toujours désirable, vous en pensez quoi de ma peau ? Vous en voulez ?
- Je me vois malheureusement contraint de réitérer mon refus. Si je comprends bien, vous êtes donc une sorte de... clandestin. Et pas au mieux avec les autorités, dirait-on. Aussi étrange que cela puisse paraître, moi non plus. Ca nous fait déjà un point en commun. Je ne me serais pas douté qu'on en avait tant.
- Etrange ? Pourquoi ? J'ai vu tout de suite que vous étiez malhonnête. J'irais même jusqu'à dire que vous transpirez la truanderie, ouais !
-Malhonnête ? Un seigneur de Caledor ? Laissez-moi rire, mon ami. Un elfe ne peut qu'être pur, que ce soit dans la corruption ou la loyauté. Les demi-mesures ne sont point pour ceux de ma race, et les petits brigands de votre espèce y sont inconnus.
- Je n'y comprend rien. Etre pur dans la corruption, ça n'a pas de sens. Tout comme ne rien manger pendant une semaine, ou arborer ces oreilles improbables.
-Le contraire m'eût étonné. Les êtres de conscience supérieure sembleront toujours énigmatiques aux races de basse condition.
- Si cela vous emplit de fierté et satisfaction, alors soyez énigmatique, à votre convenance. Mais que vous soyez énigmatique ou non n'y changera rien. Je vois très clair dans votre petit jeu, monsieur le Grand Truand. Vous voulez me détrousser ! Ah, mesquin que vous êtes ! Mais apprenez que votre cause est perdue, ma bourse a de commun avec vous qu'elle n'a que la peau sur les os. D'ailleurs, je n'ai même pas de bourse. Je n'ai que ce bout de ferraille.
Bien entendu, vous pourriez toujours me livrer à ces officiels maléfiques. Je me suis laissé dire que la prime était alléchante. Vous auriez de quoi vous sustenter pendant des semaines, et ça ne pourrait pas vous faire de mal. Et ça ne serait pas truanderie, ça ne serait que faire votre devoir et agir pour le bien de l'Empire.... Ah, je vois. Ce n'est ni ma peau, ni ma bourse, c'est le bout de ferraille qui vous intéresse. Chacun ses goûts. Ou peut-être qu'après tout vous n'en voulez pas. Et c'est tant mieux car il est très bien à sa place.
- Pathétique paranoïa des races inférieures qui ne comprennent pas nos desseins. Je ne vous ai point sauvé pour vous livrer à eux, et croyez que je me moque éperdument du bien de l'Empire. Quant à votre pitoyable bout de ferraille, comme vous l'appelez vous-même, il ne saurait tenir la comparaison avec l'arme que je porte à mon côté. En combat singulier, vous n'auriez aucune chance.
- Je ne saurais le dire, honnêtement. Pas comme vous... Je suis partisan de l'expérimentation. On essaye ? A moins que votre seigneurie ne craigne de se fouler le petit doigt et de perdre la face devant un "être inférieur", comme vous dites.
- Je m’en serais douté. Il suffit de prononcer le mot duel et toutes les épées se lèvent. Croyez que je sois peiné d'être dans l'obligation de vous causer une si sévère culottée, jeune impudent, mais si vous y tenez, alors allons-y. Mais vous vous mordre vite les doigts quand vous aurez mesuré la puissance des seigneurs de l'Ouest.
- Quand je suis peiné de faire quelque chose, je ne le fais pas, seigneur de l'Ouest aux longues oreilles. Vous savez quoi ? Vous êtes un tordu. Et fantasque avec ça. Un extravagant, même. Un extravagant déréglé. Et tout ça n'a aucun sens. Et ne me faîtes pas dire ce que je n'ai pas dit. Duel ? Non, ça ne marche pas. Je vais vous tirer les poils du derrière.
-Cela m'étonnerait fort.