VI
Sous les frondaisons
Où la vie prend un sens nouveau
Elle courait, courait à en perdre haleine, la gorge en feu, les côtes douloureuses. Les cris continuaient de résonner dans sa tête – les hurlements de terreur de ceux qui n’avaient pas été assez rapides, les gémissements, les suppliques, les râles d’agonie.
Ils étaient venus, incarnation des peurs ancestrales. Ils étaient les créatures des fonds des bois dont parlaient les légendes, les ombres de la forêt qu’évoquaient les histoires à faire peur, les soirs d’hiver au coin du feu. Ils étaient la bestialité et la haine, la progéniture contre-nature du Chaos.
Quelle force avait bien pu les mouvoir, les pousser à quitter leur retraite profonde et les frondaisons ténébreuses, pour apporter la mort et la destruction au monde des hommes ? Quel pouvoir, quelle fatalité avait réveillé leur ardeur et leur brutalité sauvage ?
Elle l’ignorait, mais ils avaient surgi, horde monstrueuse meuglant sa colère et sa soif de sang. Ils avaient fondu sur le village comme la tempête, tuant, brûlant, pillant. Elle leur avait échappé. Elle s’était enfuie. Mais combien de temps pourrait-elle tenir à distance la meute féroce ?
Arduilanar descendit de selle et attacha les rênes de sa monture à l’arbre le plus proche. Il se pencha vers l’eau claire du ruisseau forestier et s’en aspergea le visage, puis releva le regard vers les troncs sombres qui l’entouraient.
La forêt paraissait l’observer, menaçante, le mettant mal à l’aise. Dans ses mois d’errance, il n’avait encore jamais vu un endroit pareil. Il était passé à travers champs et bois, clairières et collines, contournant les villes comme les hameaux. Il avait vécu seul, attrapant du menu gibier au collet, comme le lui avait appris Ilmathril, ne restant jamais plus de deux jours au même endroit pour éviter d’être reconnu, fuyant toujours une invisible menace. Au gré de ses errements, il avait franchi bien des forêts, sombres ou lumineuses, de hêtres gris ou de bouleaux blancs, parmi les jeunes futaies ou les souches pourries ; mais aucune d’entre elles ne lui avait paru à ce point hostile. Les habitants l’appelaient d’ailleurs Drakwald, la Forêt Noire, à ce qu’il avait entendu.
Le sentier qu’il avait emprunté paraissait à l’abandon, envahi par les orties et les ronces, étroite percée entre deux rangées d’arbres noirs. Pas un cri d’oiseau, pas un seul pas furtif dans les fourrés ne venait briser l’étouffant silence. L’air lui-même paraissait de plus en plus lourd, comme épaissi par de mystérieux enchantements. Le cheval, toujours attaché, battait nerveusement des oreilles. Il était encore temps de faire demi-tour.
C’est alors que l’odeur le frappa, âcre et brûlante. Une odeur de mort, de fumée et de chairs grillées – celle d’un incendie. Puis il entendit les grondements, pareils à de lointains tambours. Les grondements, et un hurlement aigu de désespoir. Sans plus réfléchir, il s’élança entre les arbres, l’épée au poing.
Elle était prise en chasse. Elle pouvait presque sentir les souffles rauques dans son dos, l’haleine fétide de ses poursuivants. Elle s’écorcha les jambes dans un taillis de ronces, la peau déchirée par les épines cruelles ; son pied se prit dans une racine qui dépassait, sournoise, de la couverture de feuilles mortes, et elle s’abattit sur le sol en hurlant. Se relevant, elle reprit sa course désespérée, le visage fouetté par les branchages. Son souffle se faisait court. Son cœur battait à se rompre. Sa vue se brouillait à défaut d’oxygène.
Elle jeta un regard derrière elle, et ils étaient là. Immenses, velus, répugnants hybrides entre l’homme et l’animal. Les hommes-bêtes. Elle tenta d’accélérer encore sa course – mais pour se réfugier où ? Sa destinée était d’ores et déjà tracée. Son crâne viendrait rejoindre leur ceinture, de sa peau, ils se tailleraient d’immondes pagnes.
Elle remarqua trop tard le fossé, ne parvint pas à garder l’équilibre – elle dévala la pente couverte de fougères, et finit dans l’eau boueuse. Il était trop tard. Ils descendaient déjà le talus.
Mais la lumière surgit, jaillissant des fourrés, étoile étincelante dans l’ombre de la forêt. Elle fondit, astre radieux, sur les deux monstres de tête. L’épée frappa un premier coup, tranchant net la créature dans sa course. L’autre leva sa hache – et reçut l’épée sous les côtes, percé de part en part. Son sang noir bouillonna, et sa main griffue lâcha son arme.
Arduilanar retira sa lame, et repoussa du pied l’homme-bête qui s’effondra. Il accorda un bref regard aux deux corps hideux, à la silhouette humanoïde mais aux caractères bestiaux. Les fils du Chaos. Les rejetons de la Longue Nuit. Il n’avait pas le temps, ni même la nécessité de se souvenir de ce qu’on lui avait appris à leur sujet. Le reste de la meute approchait déjà, les naseaux palpitants à l’odeur du sang, les yeux révulsés par leur haine sauvage. Même pour lui, même pour la lame d’Ulthuan ils étaient trop nombreux.
La lame s’alluma dans sa main. Il ne le voulait pas. Il aurait voulu que les flammes bleues se taisent, il ne connaissait que trop bien leur pouvoir – et ce que cela impliquait. La douleur, marquée au fer rouge au plus profond de son être. La déferlante d’énergie pure qui rompait ses barrages psychiques, et réveillait la voix qui sommeillait au fond de lui. Il ne désirait plus se servir de la magie, avait tenté de la réprimer par tous les moyens, et même maintenant, il refusait de l’utiliser.
Indifférent à ses efforts, le feu bleu flamboya de plus belle, comme si par sa vigueur renouvelée il tentait de communiquer. Un vent doux se leva, chassant les ténèbres. Les arbres ne lui paraissaient plus si mauvais, si menaçants. Peut-être que…
Oui, il les sentait vivre. Il percevait leur puissance ancestrale, leur vitalité. Toute la forêt vivait. Le vent agitait les feuilles comme le souffle lent d’une respiration. La sève entamer sa longue ascension vers les cimes ensoleillées, les racines s’enfonçaient dans le roc, broyant la pierre pour en aspirer l’eau.
Une force sourde, végétale, dissimulant son incroyable puissance derrière une apparente tranquillité. Elle animait les troncs sombres et noueux, les tiges graciles des herbes, les bourgeons au vert tendre. Elle faisait poindre les rameaux fourchus vers le ciel, se déployer les fleurs blanches, se dérouler les jeunes fougères.
Il faisait partie du Tout. La même énergie le parcourait. Il était une part de cet ensemble, il pouvait puiser dans cette force, la canaliser.
Le vent soufflait encore, jouant dans les branchages, chuchotant à son oreille l’étrange murmure des êtres inanimés.
Le troupeau sauvage parcourait au pas de charge les derniers mètres qui le séparait de l’elfe et de la fille terrorisée.
Avec douceur, ses mains s’agitèrent d’elles-mêmes, traçant des signes mystérieux dans l’air.
Ils n’avaient plus que quelques pas à franchir. L’écume baignait les gueules, les crânes cognaient contre leurs flancs.
Meluini Calindë. Les mots d’Anoqeyån, l’antique langage de magie, tombèrent de sa bouche sans qu’il les ait jamais appris.
Leur ennemi se tenait devant eux, immobile. Leur ennemi, qui avait versé le sang des leurs. Les cris de guerre retentirent, les armes se dressèrent, prêtes à s’abattre.
La horde fut stoppée dans son élan. Le sol se liquéfia instantanément sous les sabots, ceux qui couraient devant s’enfoncèrent, les suivants s’écrasant sur eux dans un terrible concert de mugissements furieux. Les créatures s’embourbaient, se débattant vainement dans le limon, ne réussissant qu’à se blesser mutuellement, à coup de cornes, de griffes, de hache ou de lance. Plusieurs poussaient déjà les gémissements plaintifs des bêtes prises au piège.
Puis, du bourbier tout juste apparu, naquirent de jeunes pousses vertes, qui crurent à une vitesse fulgurante, grimpant sur les corps, s’enchevêtrant en un filet dense. Les monstres, occupés à se sortir de la boue, comprirent trop tard. Certains s’escrimèrent contre les lianes, tentant de les trancher, de les arracher, de les repousser. Mais l’œuvre végétale se poursuivit, recouvrant bientôt la masse grouillante d’un dôme verdoyant. Puis, dans les glapissements et les hurlements rauques, le dôme se rétracta, retournant sous terre, emportant tous ses prisonniers. Le marais ne tarda pas à recouvrir l’ensemble ; quelques bulles crevèrent sa surface glauque, puis le silence se fit. Le sol reprit sa consistance normale, comme s’il ne s’était rien passé. Le tout n’avait duré que quelques minutes.
Ghyran, vent de la Vie, se tut, le halo bleu s’éteignit. Arduilanar avait maîtrisé la magie, au lieu de se laisser dominer. Il resta immobile un instant, l’épée au poing, abasourdi par son propre exploit. La tête lui tournait devant une telle manifestation de puissance. Ainsi, la magie n’était pas que douleur. Il pouvait s’en servir pour faire le bien, pour protéger les innocents de l’ombre du Chaos.
Innocents. Il se souvint de celle qui avait crié. Il se retourna et descendit le fossé, lui tendant sa main avec un sourire. La jeune villageoise resta prostrée, couverte de boue et de sang, la robe déchirée, le regard fixé vers l’emplacement où se tenaient encore sous ses yeux, quelques minutes plus tôt, la meute féroce. Elle se tourna lentement vers le visage de celui qui l’avait sauvée, les cheveux blonds resplendissant sous le soleil, le sourire aux lèvres.
« - Qui… qui êtes-vous ? », murmura-t’elle ?
La douce figure s’assombrit.
« - Mieux vaut pour toi ne pas le savoir. »
La fille se saisit de la main tendue, mais ne parvint pas à se redresser et grimaça. Sans doute s’était-elle foulé la cheville en tombant.
Arduilanar observa les grands yeux implorants, la chevelure brune dénouée par la course, le rude habit de villageoise accroché par les ronces. Elle n’avait pas la grâce ou la beauté quasi mystique des jeunes filles elfes, mais elle était touchante dans sa détresse. Il rangea son épée et la souleva des deux bras. Elle s’agrippa à son cou, et fondit en larmes. Quelque peu désemparé, il escalada la pente avec précaution, la tenant toujours dans ses bras.
« Morts… », sanglota-t’elle. « Tous sont morts, je n’ai plus rien, plus personne… »
La même douleur d’être privé de tout. Lui-même ne connaissait que trop bien la souffrance de perdre des êtres chers. Il ne pouvait pas la laisser là – seule et blessée au milieu de la forêt, qu’adviendrait-il d’elle ?
Les deux cavaliers sortirent enfin de la forêt, tandis que les dernières lueurs du jour s’estompaient derrières la cime des arbres. La jeune fille se cramponnait toujours au dos d’Arduilanar, n’ayant plus prononcé un seul mot mais ayant séché ses larmes.
« - N’as-tu donc aucune famille ? Aucun parent, même éloigné, dans une ville des environs ?
- Non », répondit-elle doucement. « Nous vivions à Schattendorf depuis des générations… mais il ne reste que des cendres.
- Y a-t’il un village proche, une bourgade où tu connaîtrais quelqu’un ?
- Nous allions livrer du bois, parfois, à Untergard, sur la Delb. Je ne connais rien d’autre… »
La fille frissonna, et serra plus fortement son sauveur. L’ombre de la Drakwald la regardait encore.
Arduilanar marchait, seul. Il aurait voulu oublier le regard de la jeune fille, ses pleurs, ses suppliques. Comment aurait-il pu lui expliquer ? Comment aurait-il pu lui faire comprendre que sa seule présence représentait un danger pour chaque personne qu’il approchait ? Il songea à Ilmathril, peut-être toujours allongé dans la chambre de cette auberge, se remettant de ses blessures, Mindoniel allongé à ses côtés. Il pensa aussi à cette fille, dont il n’avait même pas connu le nom. Il l’avait abandonnée aux portes d’Untergard, après avoir suivi ses indications pour trouver le chemin de la cité. Il lui avait aussi laissé son cheval, n’ayant rien d’autre à lui offrir pour lui permettre d’assurer sa subsistance, au moins quelques jours. Peut-être pourrait-elle rejoindre les Prêtresses de Shallya, et ainsi être sûre de mener une vie de paix et d’oubli loin des souffrances qu’elle avait endurées.
Cela valait mieux, oui. L’aurait-elle accompagné dans sa vie de vagabond, de paria, aurait-elle accepté d’être traquée comme une bête sauvage et de fuir sans relâche ? Peut-être. Il préférait ne pas le savoir. Il avait lu le désespoir dans ses yeux – de nouveau seule, sauvée pour se retrouver de nouveau perdue.
Il savait que son regard le poursuivrait longtemps, mais il avait au moins le sentiment d’avoir accompli un geste, d’avoir pu faire quelque chose pour la protéger. La magie l’y avait aidé. La magie lui permettrait de poursuivre cette tâche, d’utiliser le pouvoir de l’épée pour venir en aide aux victimes innocentes. Sa vie et son errance avaient pris un sens. Il combattrait le Chaos et ses serviteurs, au nom de ceux qu’il n’avait pu secourir, marchant seul, avant de pouvoir retourner chez lui et venger ses parents.